Le fantasme d'une langue universelle




vendredi 27 novembre 2009, 11-13h, Pôle Cathédrale, s. 119


Laurence Kucera (Université de Montpellier III): "Le français, langue universelle, mythe ou réalité?"


Au fil des siècles, la langue française a su affirmer son autorité, prouver son génie et bâtir son empire. Elle s’est affranchie du latin pour s’élever au rang de langue nationale. Elle a conquis son urbanité puis son universalité. Langue d’exception, elle est progressivement devenue une langue d’élection. Langue élue pour son prestige, elle est, encore aujourd’hui, choisie dans de nombreux écrits.

C’est au XVIIIe siècle que le rayonnement de la langue française est le plus vif. La France et sa langue agissent comme de puissants pôles d’attraction autour desquels vont graviter comme autant de satellites, la plupart des cours européennes. Considéré comme la langue des Lumières, la langue des esprits éclairés, le français est parlé partout en Europe. Partout, on reconnaît son universalité ; partout, on disserte sur son « exceptionnalité » ; partout, on fait le choix du français. Son pouvoir de séduction est si vif, que de cette fascination, naît un véritable engouement pour tout ce qui est français. Une véritable gallomanie saisit l’Europe tout entière et cette francophilie se retrouve à l’écrit. Des Correspondances aux Mémoires, jusqu’aux œuvres de fiction, nombreux sont ceux qui, au siècle des Lumières, l’ont choisie comme langue d’écriture. La plupart des souverains, de Frédéric II de Prusse à Catherine II de Russie, du Prince de Ligne à Stanislas Auguste II Poniatowski, ou encore certains auteurs, comme Giacomo Casanova, Carlo Goldoni ou encore William Beckford ou Jean Potocki, l’ont adopté à l’écrit.

Aujourd’hui encore, la langue française ne cesse de séduire. Même si le nombre de locuteurs francophones a diminué au profit de l’anglais, de nombreux écrivains étrangers continuent de choisir le français.

Quelles sont les raisons d'un tel attrait? Quels sont les arguments de séduction du français? Sur quels motifs a-t-il conquis son universalité?

Le XVIIIe siècle a-t-il nourri le mythe d’une langue parfaitement idéalisée ?

Pour comprendre les raisons de cette élection, nous suivrons le fil de l’Histoire. Nous verrons sur quels arguments repose l’idée d’universalité et si ces arguments sont communément partagés. Du mythe de l’universel à celui de Babel, nous envisagerons la question du déclin du français et verrons sous quelles formes persiste encore l’idée d’universalité. Si la France a perdu de sa prééminence, si la francophonie est aujourd’hui une notion contestée, le français continue d’être adopté. Peut-on parler d’un nouvel universalisme ?


Fabien Simon (Université de Rennes II): "The Iliad's in a Nut Shell: les projets de langues universelles au XVIe- XVIIe siècle, des langues pour "réduire" le monde?"


A l'intérieur de ce que l'on a pu définir comme une "priovince" de la République des Lettres, se joue pourtant rien moins, aux XVIe et XVIIe siècles, que le choix, non pas de la langue du bon usage (celle des grammairiens) mais de la langue de la science et de la vérité, de la langue de la République des Lettres elle-même. Des langage planners cherchent alors à élaborer une langue universelle, qui a pu prendre différentes formes: langage mathématique avec Cave Beck, langage musical chez Mersenne, "caractères réels" inspirés des idéogrammes chinois avec John Wilkins... Il s'agit de trouver un idiome pour rendre les mots plus transparents -correspondant directement à la chose exprimée -, de faciliter en somme la communication grâce à une nouvelle lingua franca.

Or toute création linguistique est aussi une organisation ou réorganisation du monde à l’intérieur d’un système. Avec les Ecritures comme référence perpétuelle – l’épisode de Babel servant évidemment de point de mire (Genèse 11, 1-9) – si au « Au commencement était le Verbe », alors toute création linguistique est aussi une « Genèse ». Un système-monde linguistique, reposant sur un ordre. Il s’agit alors de voir où réside l’illusion dans ce système. Souvent, la recherche des « notions universelles », à la base de la construction, passe par l’élaboration de tables ou de listes, dont le prototype pourrait être offert, selon les auteurs de l’époque, par la combinatoire de Raimond Lulle (XIIIe), liée elle-même, pour partie, aux arborescences des ars memoriae, et plus généralement, par ailleurs, à la démarche aristotélicienne de description de la nature. Comment Athanase Kircher choisit-il les 1200 mots des tableaux de référence de sa polygraphie ? Quelle principe de classification préside à la structure des nombreuses tables du « Real Character » de John Wilkins ?… Il s’agira d’étudier les biais guidant cette classification et notamment le poids des déterminismes sociaux : un regard européocentré porté sur des langues qui se veulent pourtant « universelles » ; le poids de réseaux très restreints, où la cryptographie a toute sa place, sur la volonté véritable de communiquer largement, de divulguer… Le rêve d’une langue universelle n’est-il pas en lui-même une « illusion taxinomique » ?