Les guerres : témoignages et médiatisations vendredi 19 juin

Roy Jreijiry (Paris XIII): "la guerre du Liban dans la presse quotidienne française (1988-1991)"

 

Au printemps 1988, la guerre libanaise entre dans sa quatorzième année. Le pays est divisé de facto. La campagne électorale qui doit se dérouler en été domine l’agenda politique de ce printemps libanais et paraît, pour nombre d’observateurs et pour la population, prometteuse d’un certain changement. Les deux « grands électeurs » de cette présidentielle – la Syrie et les Etats-Unis – parviennent, quelques jours avant l’expiration du mandat du président de la République Amine Gemayel, à se mettre d’accord sur le nom d’un candidat. Celui-ci ne satisfait pas les forces politiques du « camp chrétien » qui, et en guise de protestation, boycotte l’élection. A deux reprises, le quorum à l’Assemblée générale n’est pas atteint. Le 22 septembre 1988, Gemayel remet ses pouvoirs au commandant de l’armée Michel Aoun, en le nommant Premier ministre. Le camp de Beyrouth-Ouest soutenu par la Syrie refuse de le reconnaître qualifiant la démarche d’anticonstitutionnelle. Sous la pression, les trois ministres musulmans nommés alors démissionnent.

Parallèlement, le gouvernement démissionnaire installé à Beyrouth-Ouest, présidé par Selim Hoss, refuse de céder le pouvoir. Deux gouvernements s’installent donc en concurrence l’un de l’autre. C’est ainsi que commence le dernier « round » de la guerre libanaise. Riche en rebondissements, il accapare les « Une » des journaux français et internationaux, et influence radicalement le statut politique du « pays des cèdres ».

 

Les trois grands conflits armés de cette période :

 

- La « guerre de libération » (mars – septembre 1989) : il s’agit d’affrontements entre l’armée syrienne stationnée au Liban et ses alliés libanais d’un côté, et les troupes de l’armée libanaise commandée par Michel Aoun soutenue par la milice des Forces libanaises d’un autre côté.

 

- Les affrontements « inter chrétiens » : entre les brigades de l’armée libanaise commandées par Michel Aoun et la milice chrétienne des Forces libanaises commandée par Samir Geagea (février – août 1990)

 

- L’opération militaire du 13 octobre 1990 : menée par l’armée syrienne et les troupes de l’armée libanaise fidèle au nouveau pouvoir – issu des accords de Taëf et reconnu par la communauté internationale – contre le fief de Michel Aoun.

 

Si la presse applique la loi de proximité dans son traitement de l’information[1], la presse française montre beaucoup de « passion » dans sa couverture de cette période libanaise. Ce pays présente un centre d’intérêt tant sur le plan affectif que sur les plans politique et intellectuel. Dans son numéro daté du 1er décembre 1989, le quotidien Le Monde écrit sur la séance de débats au Parlement : « On attendait Dreux, Marseille, le voile et le FN, mais ce fut le Liban, le général Aoun, les Syriens et le « réduit chrétien » qui tirent l’essentiel de la séance des questions au gouvernement du mercredi 29 novembre [1989] ».

 

Historiquement, la France a joué un rôle primordial dans la formation du Liban, tel qu’il est aujourd’hui. Réciproquement, le Liban a constitué un pilier politique et culturel pour la politique de la France dans la région. Cette dernière se voulait en effet défenseur des chrétiens d’Orient. La presse n’est pas épargnée par cet héritage.

 

Le but de ma recherche est d’analyser, à travers trois quotidiens à audience nationale et représentatifs de la presse française (Le Monde, Le Figaro et Libération), comment la presse a rendu compte du Liban. Cela nous permettrait de définir les critères sur lesquels la presse française traite et interprète les informations qui concernent un pays étranger lié historiquement à la France, comment sa conception – du Liban en général, et de la guerre libanaise particulièrement – évolue et quels en sont les causes et les enjeux de cette évolution; quelles sont les grandes constantes et les grandes variables de ce traitement; quelles sont les tendances et les idéologies qui gouvernent les choix éditoriaux.

 

Pascaline Lefort (UPJV): "Le rôle de la nomination multiple dans les témoignages des camps"


« On peut toujours tout dire. L’ineffable dont on nous rebattra les oreilles n’est qu’alibi. Ou signe de paresse. On peut toujours tout dire, le langage contient tout » écrit Jorge Semprun dans l’écriture ou la vie (1994 : 23). En écrivant cette phrase, Semprun rejoint les théories de Searle et son « principe d’exprimabilité », selon lequel « tout ce que l’on peut vouloir signifier peut être dit » (1972 : 55). Il est vrai que la parole « contient tout », qu’elle est adressée à et naît de l’appel de l’autre. Elle est aussi ce lieu du dévoilement de soi, voire de cet indicible, aujourd’hui notion complexe qu’Adorno associe à la Shoah. Comment le langage parvient-il à dire cette expérience traumatisante et destructrice ? Comment dire ce qui, a priori, est indicible ? Quels sont les procès discursifs caractéristiques de ce type d’écriture ?

Des recherches sur les différents modes de transmission de ce vécu ont montré que la nomination multiple était un procédé discursif récurrent au sein des témoignages étudiés. Ce foisonnement de gloses et d’autoreformulations contribue à construire une écriture de l’indicible, une écriture de la mémoire.

Cette communication, qui s’inscrit dans le cadre de l’analyse du discours et de la pragmatique, s’interrogera sur la présence et le rôle de ce métalangage. Nous verrons notamment que les nominations multiples ou la « non-coïncidence » dans le dire pour reprendre Authier-Revuz  (1995) reflètent la difficulté des anciens déportés à dire le vécu concentrationnaire, qu’elles sont le signe d’une non-coïncidence entre le sujet, la langue et le réel. Ainsi, Robert Antelme, déporté de Buchenwald, déclare dans l’avant-propos de L’Espèce humaine :

Il y a deux ans, durant les premiers jours qui ont suivi notre retour, nous avons été, tous je pense, en proie à un véritable délire. Nous voulions parler, être entendus enfin. On nous dit que notre apparence physique était assez éloquente à elle seule. Mais nous revenions juste, nous ramenions avec nous notre mémoire, notre expérience toute vivante et nous éprouvions un désir frénétique de la dire telle qu’elle. Et dès les premiers jours cependant, il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience que, pour la plupart, nous étions encore en train de poursuivre dans notre corps. (1957 : 9)

A travers différents exemples, nous tenterons de montrer que la nomination multiple est une des conséquences de la difficulté à dire l’expérience concentrationnaire et qu’elle permet à l’ancien déporté d’appréhender le réel, son vécu de la manière la plus juste possible ou du moins qui lui paraît être la plus juste possible ; la nomination multiple étant un moyen d’accéder au mot juste. Nous tenterons également de montrer que la glose, en permettant le déploiement des mots, de la douleur permet peut-être à l’ancien déporté de se libérer de cette souffrance. Primo Levi ne dit-il pas dès la préface de Si c’est un homme que l’écriture était avant tout en vue d’une « libération intérieure » ? (1987 : 8).


[1] Consiste pour un média à s’intéresser à ce qui est proche du lecteur au plan géographique, affectif et intellectuel.

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